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Rungis, le Marché de l'Agilité ?

Cet article est le fruit (sans jeu de mot !) d’une visite au pavillon D2 des fruits et légumes du Marché de Rungis effectuée une nuit de juin 2020 à l’invitation de Boris Richeux , le DG de Bratigny (que je ne remercierai jamais assez pour cette magnifique opportunité). Son contenu ne reflète que le point de vue de son auteur.

Rungis. 3h du matin. Pavillon D2. Temple des fruits et légumes.

Les yeux me piquent mais le spectacle qui est en train de se jouer devant moi achève de les tenir grand ouvert.

En quelques minutes, des milliers de cagettes pleines de fruits et de légumes s’empilent à une vitesse phénoménale formant des colonnes hautes comme des tours. Une exposition de couleurs au milieu de la nuit : le rouge des tomates, le verts des salades, le jaune des bananes, etc. , ré-haussées par la lumière crue des néons sans fin.

Vu du haut de la coursive qui surplombe le hall, des dizaines de courageux se pressent, empilant, chargeant, triant la marchandise. Certains utilisent même des vélos ou des trottinettes pour circuler dans cet immense espace. Descendu de cette coursive, j’entre enfin dans l’arène. Spectateur plongé au coeur du ring, j’observe tout ce que je vois avec délectation, frappé par l’agilité du marché et de ses acteurs. Mais en quoi consiste cette agilité ? C’est ce que je vais essayer de vous faire comprendre.

Une circulation maîtrisée

Premier sujet d’étonnement : la circulation. Bien qu’il n’y ait ici ni panneau de circulation, ni gendarmes, tout le monde circule apparemment de manière fluide et sans accident. Les Fenwicks croisent à vive allure des commis les bras pleins de cagettes. Les vendeurs circulent rapidement entre le ilots de fruits et légumes dans des pas de deux maîtrisés avec leurs clients qui les suivent parfois en grappe. Chacun semble parfaitement savoir ce qu’il a à faire, quel chemin emprunter et tous donnent le sentiment de partager et de respecter un code de la route commun, non écrit, dont les règles sont pourtant dans toutes les têtes. La responsabilité face aux règles et aux contraintes imposées. L’expérience me fait penser à ces pays du Nord de l’Europe qui ont expérimenté le retrait de panneaux de signalisation et des feux rouges, et ont assisté avec succès à une baisse drastique du nombre d’accidents!

Le prix de la négociation

Sur un marché, on s’attendrait à des étiquettes. A des prix affichés, en kilogrammes, par pièce. Rien de cela ici. Tout semble dans la tête des vendeurs, et de leurs clients qui vont s’entendre sur un prix après des négociation parfois théâtrales. Les vendeurs sont les Neymar du marché. Ils laissent les clients s’approcher. Il s’offusquent face à leurs propositions de prix. Ils reculent, esquivent, bivouaquent. Font mines de quitter la table des négociations. Puis reviennent pour toper. Pas de trace de terminal électronique de prise de commande. ou d’un TPE. Juste de l’oral, de la parole et des relations humaines. On sait que le prix est fixé quand le vendeur regarde son commis et, comme si l’information passait par un jeu de regard, lui donne le montant à inscrire sur un bon de commande qui s’apparente plus à un post it qu’à un formulaire officiel.

La valorisation des talents

En discutant avec le gérant du grossiste qui m’accueille, je comprends que le commis dont j’observe l’agilité et surtout la capacité à opérer mentalement, en quelques secondes, des calculs de prix et de remise sur des chiffres à virgules (sans calculatrice) était jadis en échec scolaire. Rungis lui a donné sa chance. Et lui a permis de révéler des talents d’adaptation et d’organisation hors paires que le sytème scolaire n’avait su lui reconnaître. Ce jeune commis deviendra dans quelques années un vendeur assistant qui, s’il continue à se lever tôt, pourra prétendre à des rémunérations de nature à rendre jaloux tous les diplômés de grandes écoles. Ici, on ne valorise que les qualités et les compétences qui concourent aux éléments de la chaînes de valeur. Pas de place pour des « skills » non contributeurs de valeur. Un recrutement de talents et une formation sur le tas qu’on pourrait qualifier de « lean ». Certains DRH d’entreprises, managers ou autres directeurs de la formation gagneraient certainement à s’en inspirer.

La coopétition au sein de l’écosystème

Sur le « carreau » , c’est ainsi qu’on désigne l’espace où se rencontrent les vendeurs, les acheteurs et la marchandise, je comprends qu’il y a plusieurs grossistes qui opèrent. Tous se connaissent, tous sont concurrents et pourtant tous semblent coopérer. J’assiste à des ventes entre grossistes qui trouvent ainsi une manière d’optimiser leurs stocks ou de répondre à un besoin client qu’ils n’auraient pu satisfaire sans le concours d’un concurrent, faute de marchandise à disposition. Comme dans un écosystème, chacun connaît sa place et sa contribution à la valeur collective du marché. En y regardant de plus près, je me rends compte qu’il y a entre tous ces acteurs un intérêt commun, un projet collectif, très ancré dans l’Histoire. Il s’agit d’ailleurs souvent d’histoires familiales. Des vendeurs qui se transmettent leurs « charges » de père en fils, des entreprises présentes aux halles depuis le milieu du 19ème siècle. C’est le cas par exemple du groupe Omer-Decugis fondé en 1850 par Omer Decugis, dont l’aventure se poursuit de père en fils depuis 6 générations.

A 11 heures du matin, le marché se vide. Les colonnes de fruits et de légumes sont revenues à l’étiage. Elles remonteront demain, comme la marée, aussi vite qu’elles ont baissé.

Au coeur de cette nuit, j’ai perçu de l’agilité, cette agilité qu’a théorisé le monde numérique pour gérer avec plus de souplesse les projets informatiques. Et pourtant ici, peu de numérique, peu d’informatique, de la prise de commande au paiement. Même à ce stade, on traite encore beaucoup de transactions en chèque ou en liquide.

Alors, le marché de Rungis peut-il encore longtemps échapper à cette Révolution digitale? Rungis a donné une première réponse à cette question en lançant une marketplace pour permettre à ses grossistes d’accéder à un nouveau canal de distribution. Mais le Marché devra continuer et intensifier cette transformation face à la concurrence de plus en plus vive des plateformes de ventes de produits alimentaires en circuits courts que plébiscitent les consommateurs tant particuliers que professionnels.

Plusieurs défis se présentent donc au célèbre successeur des Halles de Paris.

Pour les relever, gageons que le marché de Rungis saura s’appuyer sur une valeur au coeur de son ADN : l’agilité !

Ecrit par Alexandre AMIOT sur Linkedin le 22/06/2020 et repris avec son autorisation
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